samedi 1 janvier 2011

Décroître c'est grandir !

Nous voici entrés en 2011. Rien ne semble changer dans les comportements et les choix économiques. On ne parle plus de décroissance. Et pourtant... Il faut lire cet article qui remet les montres à l'heure, à l'heure des "gaz réchauffants", à l'heure de l'indispensable décroissance énergétique que nul n'accepte. Là se trouve le virage de civilisation par lequel il faudra bien passer ! Les écologistes n'en parlent pas suffisamment. Et pour cause : ça contrarie leurs plans électoraux. Eh bien, ils vont devoir le faire tout de même, sinon leur propre crédit politique fondra comme neige au soleil. Bonne année de décroissance ou d'entrée, enfin, dans la logique incontournable de la décroissance.

Décroissance : «politique préconisant un ralentissement du taux de croissance dans une perspective de développement durable». (Le Larousse)

Point de vue : Décroître c'est grandir !
par Denis Delbecq
paru dans Le Monde, le 16.11.10

Enfant, je faisais des igloos chaque hiver, tout près de Paris. N'en déplaise à Claude Allègre, Laurent Cabrol et aux disciples de l'église climato-sceptique, mes enfants n'en ont vu qu'en photo. Depuis mon enfance, la consommation mondiale d'énergie a plus que doublé ; elle devrait encore croître de moitié d'ici vingt-cinq ans. La quasi-totalité de cette croissance s'est faite – et se fait toujours – à l'aide de sources d'énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) dont la combustion rejette de formidables quantités de gaz à effet de serre.

Ce lien entre l'évolution du climat de la planète, et les émissions de gaz "réchauffants" n'est pas une vue de l'esprit. Il repose sur un faisceau toujours croissant de données scientifiques. C'est bien la combustion des hydrocarbures qui provoque un réchauffement global. Et si le climat conserve sa variabilité annuelle, la tendance à moyen et long terme est une quasi-certitude, nous disent les climatologues : le climat se réchauffe vite. Aujourd'hui, la plupart des dirigeants politiques, des responsables des grandes entreprises énergétiques de la planète et des citoyens sont informés du double défi posé par le climat et la disponibilité d'une énergie à un prix abordable. Et pourtant, personne, aucun pays, aucune entreprise majeure, n'a vraiment décidé d'agir en conséquence. Croître et grandir, la devise reste de mise, advienne que pourra. L'humanité reste tranquillement engagée sur le pire des scénarios de croissance de la consommation d'énergie modélisé par les climatologues, le fameux business as usual.

A quelques heures de la veillée de Noël, l'an dernier, j'ai rencontré Christophe de Margerie, président-directeur général de Total, pour un portrait que m'avait confié le mensuel Terra Eco, paru dans l'édition d'avril 2010. Christophe de Margerie m'a donné "sa" vérité sur le pétrole. Ce jour-là, la France avait froid, les livraisons de fioul allaient bon train, et Christophe de Margerie défendait son entreprise : "S'il y a un problème de livraison de fioul, en ce moment, qui appelle-t-on ? Total ! Ce n'est pas Hulot ou Arthus-Bertrand que l'on va chercher, c'est nous ! C'est curieux quand même pour des salopards". Derrière ces propos "crus", il y a une vérité. Le monde a soif de pétrole, et donc besoin des producteurs d'énergie. Il y a une seconde vérité qui stimule la première : personne n'a intérêt à ce que cela change. Pas plus le patron de Total, les responsables politiques, que la plupart des consommateurs. Personne ? Juste l'humanité et les bientôt neuf ou dix milliards d'âmes qui la constitueront.

Depuis la préhistoire, l'ingéniosité et la technologie humaine ont permis des progrès fantastiques, notamment quand il s'est agi de nourrir une démographie galopante. Mais c'est de notre capacité à extraire l'énergie et notamment le pétrole qu'est venu le formidable essor de nos sociétés, permis par les révolutions agricoles. N'importe quel candidat au baccalauréat fera le rapprochement entre le niveau de développement d'un pays, et sa consommation d'énergie par habitant. Pourtant, il y a urgence à casser cette spirale infernale. Urgence parce que l'ingéniosité a des limites : chaque progrès pour aller chercher des énergies fossiles s'accompagne d'un coût qui s'envole, et d'un impact sur l'environnement qui va croissant.

En dépit de décennies de recherches, aucune source d'énergie ne permet aujourd'hui de remplacer le pétrole, le gaz et le charbon, dont la ressource s'amenuisera et le prix s'envolera. Ni le nucléaire, que personne – sauf peut-être quelque fanatique – n'imagine suppléer les hydrocarbures sauf dans quelques pays : coût et délai de construction déraisonnables, stockage de déchets encore en suspens, risque de prolifération de matières fissiles dans un monde de plus en plus dangereux, etc. De leur côté, le solaire, l'éolien, la biomasse ne se développent pas assez vite pour répondre aux défis. Les agro carburants ont déjà montré des effets pervers, et la séquestration du gaz carbonique de nos usines et centrales ne fera pas ses preuves avant longtemps.

Que reste-t-il alors pour éviter le mur que chacun d'entre nous contribue à construire ? Certains évoquent une décroissance, radicale, de notre consommation. Une option qu'il est aisé de qualifier de "retour à la bougie". Mais cette crainte ne garantit qu'une chose : que l'humanité restera les bras croisés, à regretter sans protester, par exemple, les projets de forage et de routes maritimes dans l'Arctique, dont les retombées écologiques accélèreront la fonte d'une banquise déjà mal en point. C'est bien de la décroissance que viendra une partie de la solution. Parce qu'on sait aujourd'hui diviser par deux, quatre, huit parfois, la dépense d'énergie – et les émissions de gaz à effet de serre – pour un même service rendu. Mais pour y parvenir, il faut de l'audace. De l'audace politique – parce qu'il n'est pas facile d'imposer des règles dans une société de liberté –, de l'audace économique, et du culot : allez expliquer à un actionnaire que vous entendez sabrer ses dividendes pour financer la lutte contre la précarité énergétique qui commence à ronger notre société et qui freine le développement au Sud. Choisie, la décroissance est une garantie d'empêcher un brutal retour en arrière, tout en luttant contre les inégalités. Une manière de faire grandir notre civilisation. Une décroissance subie, c'est tout l'inverse.

http://www.lemonde.fr/imprimer/article/2010/11/16/1440442.html
Denis Delbecq est aussi l'éditeur du site Effets de Terre.
http://effetsdeterre.fr

Précision de l'auteur : "Ce texte avait été écrit – bénévolement – à la demande de la revue Politiques énergétiques diffusée par le groupe Total. Mais le patron de l'entreprise, Christophe de Margerie, a refusé de le publier, refusant – sans les contester – la citation de ses propos en l'état."

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