samedi 22 octobre 2011

L’utopie écosocialiste : éléments pour y comprendre quelque chose !

L'écologie sauvera-t-elle le socialisme ? Ne n'est pas si simple que ça ! Commençons par comprendre ce que disent les écosocialistes, notamment Michaël Lowÿ. Pour ceux qui se sentent plutôt socioécolos, la socio-écologie est moins ambiguë !


Comme l’on sait, le mot utopie vient du livre de Thomas More, Utopia (1500) — du grec u-topos, « nulle part » — décrivant une île imaginaire, où les êtres humains vivent en une société harmonieuse. C’est le sociologue Karl Mannheim qui a donné sa formulation « classique » — et encore aujourd’hui la plus pertinente — de l’utopie : toutes les représentations, aspirations ou images de désir, qui s’orientent vers la rupture de l’ordre établi et exercent une « fonction subversive » [1].
La typologie de Mannheim permet d’éviter certains conceptions trop étroites, ou trop vagues, qui font de l’utopie un rêve irréaliste ou irréalisable : comment savoir d’avance quelles aspirations seront ou non « réalisables » à l’avenir ? L’abolition de l’esclavage était-elle considéré comme « réaliste » au XVIIesiècle ? La démocratie n’apparaissait-elle pas comme une utopie « irréaliste » au milieu du XVIIIe siècle ?
Avec Ernst Bloch, l’utopie est déplacée de l’imaginaire spatial vers le mouvement temporel. Pour le philosophe de l’espérance, l’utopie c’est tout d’abord un rêve évéillé orienté vers l’avenir, un paysage de désir. L’objet du rêve et du désir c’est un non-encore-être, qui se trouve dans la réalité elle-même comme tendance ou latence. L’utopie, en d’autres termes est l’anticipation d’une monde non-encore-devenu mais ardemment désiré. Grâce au marxisme, on passe des utopies purement imaginaires, encore abstraites, à une utopie concrète, enracinée dans les contradictions de la réalité.
L’écosocialisme est une utopie dans ce sens, une utopie fondée sur la conviction que « un autre monde est possible », un monde qui n’existe nulle part, ou pas encore. Qu’est-ce donc l’écosocialisme ? Il s’agit d’un courant de pensée et d’action écologique qui fait siens les acquis fondamentaux du socialisme — tout en le débarrassant de ses scories productivistes. Pour les écosocialistes la logique du marché et du profit — de même que celle de l’autoritarisme bureaucratique de feu le « socialisme réel » — sont incompatibles avec les exigences de sauvegarde des équilibres écologiques.
La crise écologique planétaire a atteint un tournant decisif avec le phénomène du changement climatique, provoqué, comme on le sait, par les gaz à effet de serre émis par la combustion des énérgies fossiles (charbon, pétrole). Il y a moins de deux ans, le Réseau Ecosocialiste International publiait un Manifeste sur le changement climatique, à l’occasion du Forum Social Mondial de Belem do Para, Brésil (janvier 2009) ; ce document déclarait :

« Un réchauffement global laissé sans contrôle exercera des effets dévastateurs sur l’humanité, la faune et la flore. Les rendements des récoltes chuteront radicalement, menant à la famine sur une large échelle. Des centaines de millions de personnes seront déplacées par des sécheresses dans certains secteurs et par la montée du niveau des océans dans d’autres régions. Une température chaotique et imprévisible deviendra la norme. »

Il suffit d’ouvrir les journaux aujourd’hui pour comprendre que cette phrase doit être corrigée et les verbes situées dans le temps présent. À partir d’un certain niveau de la température — six degrés par exemple — la terre sera-t-elle encore habitable par notre espèce ? Malheureusement, nous ne disposons pas en ce moment d’une planète de réchange dans l’univers connu des astronomes…
Qui est responsable de cette situation, inédite dans l’histoire de l’humanité ? C’est l’Homme, nous répondent les scientifiques. La réponse est juste, mais un peu courte : l’homme habite sur Terre depuis des millénaires, la concentration de CO2a commencé à devenir un danger depuis quelques décénies seulement. En tant que éco-socialistes, nous répondons ceci : la faute en incombe au système capitaliste, à sa logique absurde et irrationnelle d’expansion et accumulation à l’infini, son productivisme obsédé par la recherche profit. L’utopie écosocialiste s’est constitué comme une réponse radicale face à la dynamique destructrice du capital.
Ce courant est loin d’être politiquement homogène, mais la plupart de ses répresentants partage certains thèmes communs. En rupture avec l’idéologie productiviste du progrès — dans sa forme capitaliste et/ou bureaucratique — et opposé à l’expansion à l’infini d’un mode de production et de consommation destructeur de la nature, il représente une tentative originale d’articuler les idées fondamentales du marxisme avec les acquis de la critique écologique.
James O’ Connor définit comme écosocialistes les théories et les mouvements qui aspirent à subordonner la valeur d’échange à la valeur d’usage, en organisant la production en fonction des besoins sociaux et des exigences de la protection de l’environnement. Leur but, un socialisme écologique, serait une société écologiquement rationnelle fondée sur le contrôle démocratique, l’égalité sociale, et la prédominance de la valeur d’usage [2]. J’ajouterais que : a) cette société suppose la propriété collective des moyens de production, une planification démocratique qui permette à la société de définir les buts de la production et les investissements, et une nouvelle structure technologique des forces productives ; b) l’écosocialisme serait un système basé non seulement sur la satisfaction des besoins humains démocratiquement déterminés mais aussi sur la gestion rationnelle collective des échanges de matières avec l’environnement, en respectant les écosystèmes.
L’écosocialisme développe donc une critique de la thèse de la « neutralité » des forces productives qui a prédominé dans la gauche du 20e siècle, dans ses deux versants, social-démocrate et communiste soviétique. Cette critique, pourrait s’inspirer, à mon avis, des remarques de Marx sur la Commune de Paris : les travailleurs ne peuvent pas s’emparer de l’appareil d’Etat capitaliste et le mettre à fonctionner à leur service. Ils doivent le « briser » et le remplacer par un autre, de nature totalement distincte, une forme non-étatique et démocratique de pouvoir politique.
Le même vaut, mutatis mutandis, pour l’appareil productif : par sa nature, et sa structure, il n’est pas neutre, mais au service de l’accumulation du capital et de l’expansion illimitée du marché. Il est en contradiction avec les impératifs de sauvegarde de l’environnement et de santé de la force de travail. Il faut dont le « révolutionnariser », en le transformant radicalement. Cela peut signifier, pour certaines branches de la production — les centrales nucléaires par exemple — de les « briser ». En tout cas, les forces productives elles-mêmes doivent être profondément modifiées. Certes, des nombreux acquis scientifiques et technologiques du passé sont précieux, mais l’ensemble du système productif doit être mis en question du point de vue de sa compatibilité avec les exigences vitales de préservation des équilibres écologiques.
Cela signifie tout d’abord une révolution énergétique : le remplacement des énergies non-renouvelables et responsables de la pollution, l’empoisonnement de l’environnement et le réchauffement de la planète — charbon, pétrole et nucléaire — par des énergies « douces » « propres » et renouvelables (eau, vent, soleil) ainsi que la réduction drastique de la consommation d’énergie (et donc des émissions de CO2).
Mais c’est l’ensemble du mode de production et de consommation — fondé par exemple sur la voiture individuelle et d’autres produits de ce type — qui doit être transformé, avec la suppression des rapports de production capitalistes. Bref, il s’agit d’un changement du paradigme de civilisation, — qui concerne non seulement l’appareil productif et les habitudes de consommation, mais aussi l’habitat, la culture, les valeurs, le style de vie — et de la transition vers une nouvelle société. Une société où la production sera démocratiquement planifiée par la population ; c’est à dire, où les grands choix sur les priorités de la production et de la consommation ne seront plus décidées par une poignée d’exploiteurs, ou par les forces aveugles du marché, ni par une oligarchie de bureaucrates et d’experts, mais par les travailleurs et les consommateurs, bref, par la population, après un débat démocratique et contradictoire entre différentes propositions, en fonction de deux critères essentiels : la préservation des équilibres écologiques et la satisfaction des bésoins essentiels.
Oui, nous répondra-t-on, elle est sympathique cette utopie, mais en attendant, faut-il rester les bras croisés ? Certainement pas ! Il faut mener bataille pour chaque avancée, chaque mesure de réglementation des émissions de gaz à effets de serre, chaque action de défense de l’environnement.
Le combat pour des réformes éco-sociales peut être porteur d’une dynamique de changement, à condition qu’on refuse les arguments et les pressions des interêts dominants, au nom des « règles du marché », de la « compétitivité » ou de la « modernisation ». Chaque gain dans cette bataille est précieux, non seulement parce qu’il ralentit la course vers l’abîme, mais parce qu’ils permet aux individus, hommes et femmes, notamment aux travailleurs et aux communautés locales, plus particulièrement paysannes et indigènes, de s’organiser, de lutter et de prendre conscience des enjeux du combat, de comprendre, par leur expérience collective, la faillite du système capitaliste et la nécessité d’un changement de civilisation.
Des mobilisations comme celle de Copenhagen en décembre 2009, à l’occasion du Sommet international sur le changement climatique, avec des dizaines de miliers de personnes unies autour de l’exigence « Changeons le système, pas le climat », sont un autre exemple important. Seulement deux gouvernements répresentés à Copenhagen se sont solidarisés avec les mouvements protestataires : celui d’Evo Morales (Bolivie) et celui de Chavez (Venezuela). Evo Morales déclarait en 2007 : « Le monde souffre d’une fièvre provoquée par le changement climatique, et la maladie est le modèle capitaliste de développement. » C’est lui qui va convoquer en 2010, suite à l’échec spectaculaire du Sommet de Copenhagen, une Conférence Internationale des Peuples à Chochabamba, en défense du Climat et de la Mère-Terre, dont le succès a été un pas important vers la coordination planétaires des résistances.
Morales et Chavez se réclament du socialisme du 21e siècle et de l’écologie. Cependant, les économies de leurs pays restent dépendentes, pour l’essentiel, de la production et exportation d’énérgies fossiles — gaz pour la Bolivie, pétrole pour le Venezuela — les mêmes qui sont responsables du réchauffement global…
Une initative importante pour dépasser ce type de contradiction vient d’être prise par un autre gouvernement de gauche en Amérique Latine, lui aussi se réclamant du socialisme du 21e siècle : celui de Rafael Correa en Equateur. Depuis des années, le puissant mouvement indigène de ce pays, réprésenté par la CONAIE (Confédération des Nations Indigènes de l’Equateur), ainsi que les mouvements écologiques et les forces de la gauche socialiste, se battent pour défendre le parc naturel de Yasuni, en pleine région Amazonienne, contre les projets de différentes compagnies petrolières — nationales et multinationales — d’exploiter les gigantesques réserves du sous-sol de cette zone protégée qui constitue une des réserves de biodiversité les plus riches au monde. Le gouvernement équatorien avait proposé de laisser le pétrole sous la terre, à condition d’être indemnisé par les pays riches, à hauteur de la moitié de la valeur de ces réserves — estimées à 7 milliards d’euros — payable en douze ans. Confronté aux tergiversations des pays européens qui avaient manifesté leur interêt — Suède, Allemagne, France, etc. — Rafael Correa avait fait machine arrière et semblait disposé à livrer le parc aux réprésentants de l’olygarchie fossile. Mais grâce à la pression combiné des indigènes, des écologistes et de la gauche socialiste — soutenus par l’opinion publique équatorienne, favorable à 76 %, selon un récent sondage, à la non-exploitation des reserves du parc amazonien — il a pris la bonne décision : le pétrole de Yasuni restera sous le sol.
Morale de l’histoire : il est important d’avoir des gouvernements de gauche, mais ce qui est décisif c’est la mobilisation sociale et politique des principaux intéressés, la pression « par en bas » des mouvements sociaux…

Michael Löwy CONGRÈS MARX INTERNATIONAL VI, SEPTEMBRE 2010

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